Dans ton regard

Voilà, le verdict est tombé... Mon texte n'a pas été retenu pour le concours "dans la peau d'un ours" organisé par le Museum de Toulouse et mes photos non plus. Pour les photos, je m'en doutais mais j'avoue que pour mon texte, je suis bien triste. J'y croyais. Tant pis ! Je vous en fait profiter et j'espère que cela vous plaira.

Ce texte m'a été inspiré par des photos de Vincent Munier (ah bon, tiens, comme c'est bizarre !!) et en particulier celle-là :


Ça sent l'homme par ici... Je connais cette odeur, je l'ai déjà sentie. Je n'étais qu'un ourson mais je me souviendrai toujours de cette odeur qui éveille en moi un sentiment de peur. Je dois pourtant aller voir ça de plus près malgré les frissons qui me hérissent les poils. S'il y a un homme sur mon territoire, je dois rester en alerte... pour que certains évènements ne se reproduisent pas. Ces souvenirs sont enfouis très profondément en moi et pourtant, je n'oublierai jamais. Et je ne suis pas le seul : la forêt toute entière semble retenir son souffle, aux aguets, silencieuse, comme pour nous prévenir de quelque chose. Les feuilles des arbres chuchotent sous l'effet du vent léger, m'indiquant plus précisément la provenance de cette odeur ; elles me mettent sur la piste de l'intrus.
Je poursuis ce parfum qui n'a rien d'animal et qui survole mes plaines enneigées en s'enroulant autour de mes grands pins blancs, dans le silence apaisant de l'hiver. Je longe ma rivière à moitié gelée, ce même filet d'eau qui gronde à la fonte des neiges, entraînant une multitude de cailloux dans son sillage.
Le soleil est à peine levé, apportant avec lui un merveilleux ciel crémeux ; une nuée d'oiseaux vole au-dessus de moi. Je lève le museau pour humer les senteurs des bois et ferme les yeux un instant. Ici est mon territoire, ces oiseaux sont mes amis, tout comme le grand caribou et les petits renards des neiges. Aucun humain ne devrait s'autoriser cette intrusion chez nous. Je dois rester vigilant, ne pas me laisser perturber par la beauté de ce lieu.
Je suis sur sa piste, je vois ses petites traces de pattes, bien enfoncées dans la neige ; les miennes à côté semblent immenses. Il s'agit bien d'un homme, marchant sur ses deux pattes arrières, face au vent. Ce prédateur n'est pas très doué pour se dissimuler, je peux le suivre facilement...
Il est là, en contrebas, dans la plaine. Il se confond un peu dans le paysage mais je le vois, je le sens. Il marche dans la neige, lentement, d'un pas lourd et pourtant silencieux. Il porte un drôle d'équipement sur le dos. Qu'est-ce qui l'attire ici ? Que nous veut-il ?
Après un long moment, je le vois s'installer sur une colline. Je connais cet endroit ; de là, la vue est magnifique sur la rivière et la plaine. Le regard se perd dans l'immensité, loin vers l'horizon. L'homme vient sûrement de là-bas, au-delà des montagnes, d'un monde que je ne connais pas et qui, pour moi, est effrayant. Qu'y a-t-il là-bas ? D'autres animaux ? Beaucoup d'humains ? Malgré ma curiosité, je n'ai aucune envie de m'aventurer hors de la forêt. L'homme pose un étrange objet dans la neige et reste là sans bouger. Il se camoufle avec une espèce de fourrure qui le recouvre presque entièrement. Il ne se débrouille pas si mal finalement pour se cacher. Il semble s'y connaître ; ses gestes sont sûrs, efficaces. Ce n'est pas la première fois qu'il fait cela... Alors, j'attends avec lui.

L'air est frais et l'homme ne bouge toujours pas. Je peux le voir parce que je sais où regarder mais il est bien caché. Cherche-t-il encore à tuer ? Quand j'étais un ourson, un homme, comme lui, est venu. Caché dans le tronc d'un arbre, je l'ai vu tirer sur un magnifique élan qui s'est écroulé sans avoir le temps de comprendre ce qui lui arrivait. Puis, il est sorti de sa cachette et s'est dirigé vers lui. Je n'ai rien vu de plus car ma mère m'a ramené à notre tanière. D'autres animaux sont morts, seules restaient d'eux de longues traces rouges dans la neige...
Je n'aime pas quand ces images surgissent dans ma tête mais elles sont gravées en moi, comme dans la tête de nombreux animaux d'ici. Par la suite, d'autres hommes sont venus et là encore, le sang dans la neige, l'odeur de mort, le sentiment de peur et la sensation de haine qui flottent dans l'air... Même si cela ne s'est pas reproduit depuis quelques années, j'ai peur que cela ne recommence.
Je change de place et me rapproche de lui lorsqu'un mouvement attire mon regard vers la rivière. Un grand bœuf musqué approche pour se désaltérer, ses longs poils couverts de glace touchant le sol ; il n'a pas senti la présence de l'homme et ne se doute de rien. Il a pourtant humer l'air, regarder autour de lui pour vérifier qu'il n'y avait aucun danger mais l'homme est maintenant à l'abri du vent et les animaux ne peuvent plus le sentir. Je dois me dépêcher, ne pas le laisser mourir. Je me mets à courir...

Trop tard ! J'ai entendu un déclic, suivi de plusieurs autres... Je me suis aplati sur le sol, simple réflexe de survie. Les images, les sons me sont revenus une fois de plus ; du rouge, partout sur la neige. L'odeur du sang, le râle de celui qui agonise, les cris des animaux qui ont peur, le bruit de leur fuite dans la forêt... Puis, le silence, le monde autour de nous qui s'arrête. Non ! Pas encore ! Je n'ai rien pu empêcher, j'ai échoué dans mon rôle de protecteur...
Lentement, je me relève et, alors que je m'attends à voir l'homme dévaler la colline, je constate qu'il est toujours là, immobile ; j'entends à peine sa respiration. Le cœur tapant comme un pivert sur un tronc, je regarde vers la rivière. Le bœuf musqué est toujours au bord de l'eau. Il est vivant ! L'homme ne l'a pas tué ! Je ne comprends pas ce qui se passe. Je me rassois, les pattes encore un peu tremblantes, le souffle court. Pas de sang sur la neige, pas d'animal couché à terre, pas de cris... Je fixe l'homme ; je ne comprends pas.
Le bœuf musqué laisse la place à un groupe de biches et les mêmes déclics se reproduisent mais, là encore, aucune n'est blessée. Elles reprennent leur chemin sans avoir rien entendu de suspect. Plusieurs fois, les bruits se reproduisent : l'homme braque son étrange objet dans plusieurs directions. Il attrape au vol un groupe de grues se dirigeant vers le sud. Je les regarde aussi, si souples dans le ciel devenu d'un bleu liquide à présent. Un grand duc, pas encore endormi, hulule au-dessus de nos têtes. Une fois de plus, l'homme reprend son étrange manège.
Je ne comprends toujours pas. Qui est cet homme ? Que veut-il ? Quel est cet appareil qu'il braque sur les miens ? Il ne semble pas vouloir nous tuer alors... que fait-il ici ?

En un instant, tout bascule. En me rapprochant, j'ai fait craquer du givre et l'homme se retourne vers moi. Il me fixe ; il a peur, tout comme moi, je peux sentir son souffle s’accélérer. Il ne bouge pas, et je reste immobile aussi. Sa peau est rougie par le froid et le givre s'est accroché aux poils de son museau. Dois-je me sauver ou me battre ? Je suis, comme lui, incapable du moindre mouvement. Il ouvre la gueule et un son en sort :
    • Tu n'as rien à craindre, je ne te veux aucun mal. Je ne suis pas un chasseur, je ne veux tuer personne. Tu peux d'ailleurs ne faire qu'une bouchée de moi, je ne suis pas à la hauteur face à toi.
Je ne comprends pas son grognement mais sa voix est douce, rassurante. Je fixe ses yeux ; j'y vois comme une étincelle, quelque chose de flamboyant, comme les étoiles que je regarde la nuit. Cette lueur me fascine et, sans même m'en apercevoir, j'allonge le cou pour m'approcher de lui. Les yeux dans les yeux, nous nous fixons. Je sens que cet homme est spécial, qu'il n'est pas là pour faire du mal à qui que soit ; je le vois dans son regard. Un nouveau grognement :
    • C'est magnifique ici, tu sais, mon grand. Et toi aussi tu es magnifique ! Ton regard est si intense, fort et tendre à la fois. Je meurs de trouille que tu ne te jettes sur moi mais je sens la possibilité d'une si belle photo... Ne bouge pas...
Je tourne la tête, essayant de comprendre le sens des sons qui sortent de sa gueule. Je n'ai aucune envie de lui faire du mal, quelque chose me dit que je n'ai rien à craindre de lui. Je reste pourtant sur mes gardes, prêt à tuer s'il le faut...
Lentement, l'homme pointe son appareil vers moi ; inconsciemment, je recule. Le déclic se produit une nouvelle fois, dans ma direction à présent. Je n'ai rien senti, je ne suis pas blessé... Quelques déclics encore, quelques regards et une étrange grimace sur son visage : les côtés de sa gueule s'étirent vers le haut et ses yeux brillent encore un peu plus.
    • Voilà, tu es dans la boîte ! Un magnifique "trophée" à accrocher et à exposer. Je vais te laisser maintenant, je te rends ton territoire.
Toujours aussi doucement, l'homme se relève, retire l'espèce de peau qui le recouvrait et la range dans une sorte de poche qu'il met sur son dos. Je n'aime pas le bruit qu'il fait en remuant, il me perturbe alors je grogne. J'aimerais qu'il parte à présent ; un homme reste un homme. On ne peut pas leur faire confiance. Il lève les pattes devant lui. Je crois qu'il cherche à se protéger mais il n'a rien à craindre de moi. S'il n'attaque pas, je ne l'attaquerai pas non plus.
    • Ok, l'ours. J'ai compris. Je pars. Je vais reculer lentement. Merci à toi pour ces instants de... de... Je ne sais pas comment appeler ça. Un instant magique ! Merci.
Je le laisse partir et le regarde s'éloigner dans l'immensité blanche de mon territoire. Je ne saurai jamais qui était cet homme et ce qu'il a fait avec son étrange machine qui faisait des clics. Il semble être reparti heureux de ce qu'il a trouvé ici et je le comprends. Peut-être rapportera-t-il avec lui la douceur de mes paysages, la beauté de mes amis et le calme de ma forêt ? Peut-être les hommes mauvais ne viendront plus ici ? Peut-être apprendront-ils à nous regarder différemment ? C'est si beau ici, comment peut-on vouloir tuer et faire couler notre sang ? Et si, quelque part, loin d'ici, quelqu'un pensait à moi parce que l'homme lui aura raconté notre rencontre ? Et si, très loin au-delà de ma forêt, un humain pensait à moi. Un humain qui, comme cet homme, aimerait me voir, vivant, dans ma forêt, entouré du grand bœuf musqué, des renards des neiges, des biches, du grand duc, des loups et de toutes ces vies qui peuplent les alentours.


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